ICONES AMERICAINES ET CRISE IDENTITAIRE OCCIDENTALE- par Julien Deslangle
Les Etats-Unis ont le bonheur d'être le pays de la liberté et de l'individualisme. C'est à n'en pas douter ce qui les distingue du vieux continent européen, courbé sous le poids d'Etats disproprotionnés et des archaïsmes d'une logique omniprésente, celle de l'assistance, plutôt que de l'encouragement. Le libéralisme intérieur américain a certes bien des inconvénients, mais il a un avantage de taille : nulle part on n'accorde à l'individu la même confiance qu'aux Etats-Unis.
De ce fait, il n'est pas étonnant que les Etats-Unis soient un pays de grandes figures. Ce que le monde retient des Etats-Unis, ce sont avant tout les personnalités qui ont marqué l'histoire, la culture et la société américaines : des entrepreneurs, des artistes, des politiciens. L'image extérieure des Etats-Unis, et peut-être aussi l'image que les Américains ont de leur nation, ressemble ainsi à une fabuleuse galerie de portraits, extrêmement divers.
Or, la nature de ces icônes évolue. Le modèle originel et fondateur des Etats-Unis est bien évidemment celui du self-made-man, ce personnage parti de rien et qui parvient à tout. C'est le héros éternel, à l'incomparable mérite ; il incarne par excellence le dynamisme d'un pays où l'on n'a peur ni du travail, ni du risque, et où l'on regarde vers l'avenir avec confiance. Quel modèle de héros plus positif que ces Benjamin Franklin ou ces Henry Ford?
Pourtant, sans jamais disparaître tout-à-fait, ce modèle semble avoir progressivement reculé tout au long du XXème siècle, tandis que des figures d'un nouveau genre apparaissaient pour incarner l'Amérique aux yeux du monde entier. Vint alors le temps de la gloire pour les artistes, les Rudolf Valentino, James Dean, Marilyn Monroe, Bob Dylan, et jusqu'à Steven Spielberg. On n'admirait plus tant la réussite économique et sociale par le travail que la capacité à incarner ou à décrire les rêves et les doutes des générations successives, celle des années folles, celle de la guerre du Vietnam, et toutes les autres.
Ce modèle subsiste, mais, comme celui du self-made-man, il tend à être occulté par un nouveau genre de personnalités, dont l'archétype est Paris Hilton, véritable phénomène médiatique mondial. Paris Hilton ne restera pas dans l'histoire - du moins peut-on l'espérer - mais elle est révélatrice d'une évolution cruciale. Sans même vraiment l'admirer - on aurait bien du mal à lui trouver des qualités autres que physiques -, combien sont ceux qui, aux Etats-Unis et ailleurs, suivent avec délices tous les remous tumultueux de sa vie? Elle n'est pas adulée, mais elle passionne les foules. Et cependant, elle se distingue par son absence totale de mérite : héritière d'une fortune colossale, celle des Hôtels Hilton, elle n'a rien fait de son existence, si ce n'est apparaître dans une émission de télé-réalité, tourner dans des films stupides ou des publicités faciles, être à la une des tabloïds pour des scandales sexuels, toucher dix millions de dollars de la famille d'un de ses nombreux petits copains pour s'en séparer, ou prononcer des choses consternantes du genre "I don't think, I just walk". Pourquoi, mais pourquoi donc, suscite-t-elle tant de passions?
ci-contre: Paris Hilton ou la mort du self-made-man americain
Il ne s'agit pas d'être vieux con avant l'heure, et de proclamer sur un ton passéiste la fin des valeurs. Néanmoins, force est de constater que les référends populaires ont évolué. Avec la télé-réalité, les nouveaux héros ne sont plus des personnes que l'on admire, mais les cibles d'un curieux voyeurisme, qui se tourne vers la médiocrité et la banalité, plutôt que vers des accomplissements extraordinaires. Le mythe du self-made-man ne fait plus vendre. Désormais, place au héros cathodique, sorti de nulle part, et placé soudain, sans raison, sous le feu de projecteurs plus prompts à illuminer le conformisme et l'ordinaire qu'à éclairer la créativité et le progrès intellectuel. Voilà le résultat de la télé-réalité. D'ailleurs, si les Etats-Unis ont inventé cette dernière, les autres pays, du moins occidentaux, se sont empressés de l'importer. L'Oncle Sam n'a pas eu longtemps le monopole de l'évolution de la nature de ses icônes.
Ainsi, aux Etats-Unis comme en Europe, le héros d'aujourd'hui n'est plus celui qui nous est supérieur, exemplaire, qui incarne un modèle susceptible de nous faire avancer ; le héros d'aujourd'hui est celui qui nous est égal, qui nous conforte dans ce que nous sommes et nous incite à une stagnation, que l'on peut en effet légitimement ressentir. Sommes-nous donc devenus suffisants? Ou cette évolution tient-elle à la superficialité d'une société qui a donné naissance à une nouvelle forme d'aristocratie, celle de l'image, de la gloire et de l'argent faciles? Sans doute pas tant qu'on serait tenté de le croire : les vraies raisons du recul de l'identité américaine classique fondée sur l'accomplissement personnel par le travail et du changement de nature des héros occidentaux sont, bien plus que la suffisance et la superficialité, le doute et le relativisme.
Du point de vue des valeurs, il semble que les sociétés occidentales ne se soient jamais vraiment remises de la crise des années 1970, et du marasme des décennies suivantes. Le doute s'est insinué dans les esprits, et avec lui a surgi un relativisme devenu presque omniprésent. Ce relativisme a conduit à une déconsidération de presque toutes les valeurs, et notamment du mérite. On en a eu assez du self-made-man, on en a eu assez de ces bons élèves de la société, et on a sombré dans les travers d'un éligatarisme à la mode en vertu duquel tout se vaut, aucune valeur ne domine. "Le gagant d'une émission de télé-réalité et l'astrophysicien nobelisé? Bah, tous deux ont réussi dans ce qu'ils savaient faire, on ne peut pas dire que l'un est meilleur que l'autre." Voilà le discours actuel le plus fréquent - il n'est pas général, heureusement.
Ce relativisme absolu poussé jusqu'à l'absurdité explique donc le changement de nature des héros populaires, et témoigne surtout des lacunes identitaires d'une société occidentale en plein bouleversement, qui ne s'est pas encore adaptée à la mondialisation. Alors que l'économie et la politique sont entrées de plein pied dans le XXIème siècle, les mentalités occidentales restent ancrées dans le siècle précédent. Il est bien trop tôt pour être pessimiste, les générations qui dominent par leur nombre nos sociétés sont et seront encore longtemps les jeunes adultes de 1973. Néanmoins, si nous voulons éviter la stagnation, aussi bien aux Etats-Unis qu'en Europe, il importe de retrouver notre confiance, et de croire fermement en des valeurs. Les néoconservateurs américains et les conservateurs de toutes les religions, quoi qu'on puisse penser de leurs idées, ont au moins ce mérite. Leo Strauss, un des grands penseurs néoconservateurs, disait que "si toutes les valeurs sont relatives, alors le cannibalisme est une affaire de goût". Paris Hilton en cannibale, reconnaissons que ça aurait du mordant, mais l'intérêt à long terme serait peut-être limité. Nous n'avons pas forcément besoin de valeurs traditionnelles, il est possible et souhaitable d'évoluer, mais il faut coûte que coûte que cesse le relaivisme de notre société, et que nous ayions une foi sans faille en un système moral. Aux Etats-Unis, c'est peut-être un grand projet démocrate qui manque le plus à cet égard, pour contrer les néoconservateurs ; sur le vieux continent, nul doute que l'Union Européenne a sur cette matière un rôle crucial à jouer. Car on n'avance jamais si l'on ne croit en rien.
Un mot sur l'auteur: Julien Deslangle est actuellement etudiant de deuxieme annee a Sciences po (Paris).